Renvois des réfugiées de longue date dans les cantons de Vaud et Genève.
B.A.-BA de la fabrication
d'une bombe humaine
Je ne comprends pas. Jamais je n'aurais pu imaginer qu'un enfant qu'on fréquente
depuis dix ans devienne une bombe à retardement en quelques mois. J'entraîne
des enfants depuis plus de vingt ans. J'en ai vu passer des centaines, des
enfants qui ont toujours été des enfants. La seule différence
est que certains ne parlaient pas le Français. Dès que le ballon
roulait, personne au monde n'aurait été capable de voir le lieu
de naissance. Les années défilaient, la communication devenait
facile. Après quelques années, il fallait parler avec les parents
pour savoir que l'enfant venait de l'ancienne Yougoslavie ou de la Turquie.
Se trouver avec une centaine de gosses qui parlent presque septante langues
et qui arrivent à jouer ensemble sans problème permet de croire
à un monde meilleur et doit être la seule qualité du foot.
Quel que soit le niveau dans lequel se trouvait le môme, il portait
le maillot de son club avec fierté et jouait pour gagner. Je les ai
vus grandir, apprendre les rudiments de technique. Certains me permettaient
de gagner des tournois, beaucoup respectaient le matériel avec la dévotion
de celui qui a peu. Beaucoup de ceux qui n'avaient rien en voulaient beaucoup
et nous remerciaient toujours. Je les ai vus devenir ados, continuant à
venir sur l'herbe, jusqu'au mois passé. Du jour au lendemain certains
ne sont plus venus. Je les vois en rentrant chez moi. Certains me saluent,
d'autres me regardent sans un sourire. La plupart ont peur, une bonne partie
a l'air d'animaux effrayés. J'ai parlé avec certains parents,
pour comprendre. Sans leurs enfants, je n'arrivais pas à faire une
équipe convenable, je n'ai eu que des excuses gênées.
Un après-midi, dans le supermarché, un père Kurde m'a
expliqué qu'il avait reçu un avis d'expulsion. Je le connaissais
bien, il suivait régulièrement les entraînements et ne
manquait jamais un match. Dans son cas, c'était le grand, celui que
j'entraînais, qui avait traduit la lettre à sa famille, car le
père ne lisait pas le français. Le père pensait que travailler
dans les cuisines d'un EMS depuis douze ans le mettrait à l'abri d'une
expulsion. Il s'inquiétait surtout pour la petite, née quatre
ans après leur arrivée en suisse. Elle ne parle pas un mot de
kurde et n'a aucune idée du mode de vie du pays d'origine de ses parents.
Je suis resté un bon quart d'heure a regarder le rayon des produits
laitiers. Je n'arrive pas à imaginer un enfant expulsé avec
sa famille alors que depuis douze ans je le voyais chaque semaine. Le soir
même, le meilleur ami du gosse kurde est arrivé en premier à
l'entraînement. C'est un enfant rescapé du génocide rwandais.
Il m'explique que trois de mes joueurs sont dans la même situation que
le Kurde. Mon gardien ne va déjà plus à l'école,
les gendarmes l'ont amené avec sa famille à l'aéroport.
Durant l'entraînement, je regarde mon équipe jouer et n'arrive
pas à donner une seule consigne. Le soir même, j'arpente le quartier
en faisant tous les coins où les ados se retrouvent pour glander. Lorsque
je les retrouve, dans un préau d'école, mes deux joueurs yougoslaves
s'éloignent à mon approche. Je leur demande de me consacrer
deux minutes. Avant que je finisse de leurs poser des questions, mon avant-centre
pose sa main sur mon épaule et m'explique qu'on ne veut plus d'eux
ici. Tout ce qu'ils avaient imaginé construire et réaliser était
effacé par une lettre. Ils vivaient à côté de chez
moi et ne connaissaient la Yougoslavie que par les journaux. Ils ne comprenaient
rien à la loi et s'angoissaient surtout pour leurs petits frères
et surs. Le plus jeune m'explique que la seule façon de rester
encore un peu est que la famille ne soit pas au complet. Il me demande si
je serais d'accord de porter plainte contre eux, pour une raison ou une autre,
une plainte suffisamment grave pour que les deux soient incarcérés.
Durant une demi-heure, je les écoute passer en revue toutes les possibilités
: de l'agression physique avec blessure à l'arme blanche au vol avec
effraction. Je les laisse, en leur promettant que je vais chercher une autre
tactique, que c'est le rôle de l'entraîneur de trouver une défense.
Ils me saluent poliment de la main alors que je rentre chez moi en essayant
de me souvenir où sont les limites des hors-jeu.