Ainsi parlait le vieil homme quand on l'écoutait.
Le vieux n'avait plus d'âge. Certains prétendaient qu'il était
déjà là lorsque la ville d'en bas n'avait pas encore
été imaginée. Ce qui était sûr, c'est qu'il
était d'une époque que le monde avait oublié.
Ceux qui l'avaient connu avant qu'il ne soit aussi noué qu'un tronc
d'olivier et plus rugueux qu'une écorce de chêne-liège,
ceux-là étaient sortis depuis bien longtemps de la mémoire
des hommes .Leurs pierres tombales étaient depuis longtemps illisibles.
Le vieux vivait à l'écart de tout. Il avait fréquenté
les humains, mais, depuis longtemps, il évitait leur compagnie et leur
maudite capacité de prédation. Parfois, la météo
obligeait des promeneurs à se réfugier dans sa cabane. Il les
acceptait à contrecur, quand tout retour était impossible,
que la foudre et les feux de Sainte-Marie tuaient les imprudents ou qu'une
coulée aurait été fatale à toute une famille de
Citadins accompagnée de leurs enfants. Après les avoir nourris,
réconfortés et que les hôtes osaient quelques questions,
le vieil homme parlait d'un temps dont plus personne ne se souvenait.
Ainsi parlait le vieil homme.
Il y a fort longtemps, les humains voyageaient en suivant les troupeaux d'animaux.
Ils prenaient ce dont ils avaient besoin pour survivre, ni plus, ni moins.
La tribu remerciait la terre pour ses bienfaits, pour ses cadeaux. L'humain
faisait partie d'un tout, au même titre que l'arbre, l'ours ou le saumon.
Il n'y avait pas d'environnement. La nature n'a jamais " environné
" les humains.
Ainsi parlait le vieil homme.
Sa voix se brisait alors légèrement. Un voile masquait la clarté
de son propos et obligeait ses auditeurs à tendre l'oreille. Le vieux
continuait à raconter des souvenirs venus du fond des âges. Des
souvenirs d'avant le marchandage du savoir et de la privatisation de la mémoire,
pour être gravée dans la pierre. pour devenir officielle.
Un jour, un chasseur fatigué se coucha derrière une souche à
proximité d'un point d'eau. Réveillé par un bruit furtif,
le chasseur, à l'affût, observa un lion solitaire attendre qu'une
gazelle baisse sa garde pour se désaltérer. Dans la savane,
le vieux lion n'aurait eu aucune chance d'en faire son repas. La course-poursuite
aurait été sa dernière. Les forces laissées dans
la course lui auraient dramatiquement manqué pour une seconde course.
Ainsi parlait le vieux.
Le chasseur reprit sa route, impressionné par la technique du vieux
lion. Il avait déjà observé que les prédateurs
avaient les yeux pointés vers l'avant alors que les proies avaient
les yeux dirigés sur les côtés. Ce jour-là, il
prit conscience qu'il était un prédateur.
Quelques années plus tard, après avoir fait plusieurs fois le
continent du nord au sud et du sud au nord, il retrouva le point d'eau et
la souche, toujours à la même place. Il se coucha derrière
pour reposer ses jambes fatiguées par de longues marches. Le point
d'eau était devenu un lac, adossé à une montagne de granit
abrupte. La verdure qui l'entourait était luxuriante. Le vieux chasseur
s'endormit contre la souche et se réveilla quand le soleil glissa derrière
la montagne. Lorsqu'il se décida à rentrer, un grand zébu
buvait à quelques mètres de lui. Il saisit sa lance et le tua
d'un seul coup. De retour au village, on le fêta dignement pour avoir
fait une si belle prise. La viande était en abondance, la peau tiendrait
chaud aux familles et les longues cornes feraient des armes efficaces.
Ainsi parlait le vieil homme.
Le fils unique du chasseur n'avait pas pris femme. Considéré
comme faible et peu habile, il dormait seul dans sa hutte mal tenue. Il ramenait
rarement des proies et parvenait à peine à subvenir à
ses besoins. Désolé de voir son seul fils célibataire,
le vieux chasseur l'emmena voir la souche. Avant que le soleil ne passe derrière
la montagne, son fils geignait déjà de devoir rester là,
derrière une souche sans intérêt. Il avait peur de l'eau,
des animaux qui peuplaient le lac et du fait que l'on n'en voyait pas le fond.
Son père lui asséna un coup de gourdin pour qu'il se taise et
lui montra une antilope qui approchait prudemment du point d'eau.
Ainsi parlait le vieux, des râles de tristesse dans la voix.
Le fils banda son arc et blessa l'animal à l'arrière-train.
Le père de l'achever proprement et laissa son fils rentrer seul au
village avec sa proie. De loin, le vieux chasseur regardait son fils recevoir
les hommages de la tribu. Une larme coula le long de sa joue vite effacée
pour que personne ne la remarque. La fête dura trois jours. Les périodes
d'abondances devaient être fêtées comme il se doit, pour
remercier en premier les animaux, les Dieux pour leurs bontés et la
chance. Au troisième soir, une belle jeune femme entra dans la hutte
de son fils.
Ainsi parlait le vieil homme.
Lorsque le temps pour la tribu fut de se remettre en route, le fils du vieux
chasseur refusa de les suivre. Il planta sa hutte à proximité
du point d'eau juste derrière la grande souche. Quand son père
vint lui parler pour tenter de le raisonner, son fils le poussa dans cette
eau qui lui faisait si peur et lui maintint la tête sous l'eau jusqu'à
ce que sa vie quitte définitivement son corps.
Trois saisons avaient passé, il avait quatre femmes et autant de fils.
Son clan ne manquait jamais de rien et l'harmonie régnait.
Ainsi parlait le vieil homme.
Un après-midi le chasseur se coucha derrière la souche et s'endormit
tranquillement, loin de ses femmes et de leurs bavardages incessants. Il se
réveilla brutalement lorsqu'un guépard subtilisa le zébu
qui aurait donné de la nourriture pour plusieurs semaines. Avant même
que le chasseur ne soit sur pied, le guépard était hors de sa
vue.
Ainsi parlait le vieux en servant à ses hôtes un alcool de noix
de sa fabrication.
Le chasseur passa les semaines suivantes à installer des pièges
pour éliminer tous les éventuels prédateurs qui pouvaient
lui contester sa nourriture. Il y mit toute son énergie et son temps,
pour interdire l'accès au point d'eau hormis par le chemin passant
devant la souche, refusant même de se rendre à l'enterrement
de sa première épouse et de sa fille, piétiné
par une horde de gnous paniqués par l'orage.
Ainsi parlait le vieil homme qui ne cherchait plus à masquer les larmes
guidées par les rides de son visage.
Rapidement, le chasseur eut plusieurs huttes et une dizaine de femmes. Il
se savait puissant et respecté partout et par tous. Les herbivores
venaient sans crainte car il n'y avait plus de carnassiers. Les alentours
du point d'eau étaient entourés de barrières improvisées,
de branches d'arbres qui forçaient les proies éventuelles à
approcher l'eau par un chemin étroit. De derrière sa souche,
le chasseur pouvait tuer sans prendre le moindre risque. Il prélevait
même plus qu'il ne lui en fallait afin de troquer avec les nomades qui
passaient prêts de chez lui et qui avaient faim, au point d'accepter
n'importe quel échange.
Toutes ces choses qui perdent de leur valeur quand le ventre crie famine et
que les enfants tombent comme les mouches. Personne ne mange son or ou ses
diamants et encore moins de la vaisselle de valeur.
Un après-midi, le soleil dessinait une boule rouge carmin qui descendait
lentement derrière les montagnes qui fermaient le côté
ouest du point d'eau. Un éléphant gigantesque s'approcha du
point d'eau. Visiblement, il était affaibli par la soif. Derrière
le pachyderme, un apprenti chasseur le suivait, essayant maladroitement de
ne pas se faire repérer. Sans sortir de derrière sa souche,
le chasseur planta une flèche dans le cur de l'apprenti traqueur.
Avec sa sagaie et en vociférant, il forçat l'éléphant
à faire demi-tour et à piétiner le corps du jeune homme.
Il récupéra sa flèche et au moyen d'une grosse pierre
lui explosa le visage.
Ainsi le vieil homme pleurait.
D'autres chasseurs arrivèrent et découvrirent le cadavre mutilé.
L'homme qui le retourna était son frère aîné.
Après plusieurs verres d'alcool, le vieil homme expliqua que le frère
aîné tua le chasseur, prit ses huttes, ses femmes sa place, officiellement
pour pouvoir se venger de l'éléphant responsable de la mort
de son frère cadet adoré. Il passa le plus clair de son temps
à repousser tous les guerriers qui convoitaient son statut, ses femmes
et toutes ses richesses.
Très vite, tous les plans d'eau furent la propriété d'une
personne qui n'hésitait pas à tuer quiconque osait s'approcher
ou boire sans payer. Certains en possédaient plusieurs. Et pus ils
en avaient, plus ils en voulaient.
Le lion était mort. Pour boire, la gazelle jouait à pile ou
face.
Ainsi le vieux pleurait.
Il sanglotait sur la bêtise et l'égoïsme des hommes. Depuis
ce jour, l'extrême cupidité humaine n'a plus aucune limite.
Ainsi parlait le vieil homme.